L'objet de cette note est d'analyser la position du droit de l'Union Européenne (ci après : droit de l'Union) vis-à-vis des traités bilatéraux d'investissement (ci après : TBI) et d'évaluer la potentielle menace qu'elle représenterait pour l'arbitrage d'investissement.
L'absence d'organisation hiérarchique du droit international rend la question particulièrement intéressante puisque les deux ordres juridiques international et européen sont en conflit dans la matière.
Il en ressort que le droit de l'Union est défavorable aux traités bilatéraux d'investissement en général. Lorsque les traités d'investissement intra-communautaires et particulièrement leurs clauses d'arbitrage sont contraires au droit et principes de l'Union, ils doivent être éliminés.
L'Union ne peut que se contenter de sa compétence pour négocier les traités dans le cadre de son rapport au TBI extra-communautaire.
L'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui confère de nouvelles compétences à l'Union, l'adhésion de nouveaux États préalablement parties à des traités d'investissement et la naissance d'un contentieux de l'investissement sur le territoire relatif à la crise financière de 2008, ont permis à l'Union Européenne de faire une entrée fracassante dans le droit international des investissements.
Le droit de l'Union entre en conflit avec l'arbitrage d'investissement, d'une part sur la question de l'existence même de Conventions d'arbitrage, et d'autre part sur les potentiels effets des sentences sur l'ordre juridique de l'Union.
En ce qui concerne ses rapports avec des États tiers, l'Union affiche sa volonté de transformer le système de règlement des litiges en matière d'investissement.
L'Union semble sur ce point sensible à l'opinion publique, réclamant, entre autres, plus de transparence dans le règlement de ce type de litige.
L'Union ne peut se montrer aussi offensive que sur la question des traités entre États membres, mais compte bien user de son pouvoir de négociation pour imposer un nouveau modèle de règlement des litiges entre États et investisseurs.
I. Les rapports entre l'Union et les traités bilatéraux d'investissement entre États membres
La question de la compatibilité des traités d'investissement avec le droit de l'Union Européenne se pose avec acuité depuis l'élargissement de l'Union par les vagues de 2004 et 2007.
Les premiers États membres n'ont semble-t-il pas ressenti le besoin de contracter ce type de traité entre eux et n'ont pas non plus anticipé les problématiques liées à l'existence de ce type de traité entre les États membres et les nouveaux adhérents[1].
La matière pose plusieurs problèmes de compatibilité, d'abord une incompatibilité de substance (particulièrement vis-à-vis du droit de la concurrence de l'Union) et une incompatibilité de compétence (eu égard au rôle de la Cour de justice dans l'harmonisation du droit de l'Union).
La position de la commission a rapidement été affichée. Elle défend la disparition de ces TBI du fait du droit de l'Union Européenne .
Avant d'attaquer frontalement les TBI entre États membres, la commission a d'abord développé ses arguments en tant qu'Amicus Curiae au cours des procédures arbitrales elles-mêmes. L'analyse de ses écritures permet d'observer plusieurs motifs de l'animosité de la Commission :
- le droit de l'Union régirait le droit des investissements de façon équivalente aux TBI de sorte que la signature des traités de l'Union éteint les TBI plus anciens (Article 59 de la convention de Vienne).
- les litiges relatifs aux investissements directs relèveraient de la compétence exclusive de la Cour de justice au terme de l'article 344 du TFUE.
- le maintien des TBI intra-Union violerait le principe de non-discrimination.
Les Tribunaux arbitraux, à l'inverse, concilient le droit de l'Union et le droit international et valident ces arbitrages :
- Sur les mécanismes issus des articles 30 et 59 de la convention de Vienne, nombre d'arbitres considèrent que les matières traitées par l'Union ne sont pas nécessairement identiques en tout point ou inconciliables de sorte que les conditions d'applicabilité des articles 30 et 59 de la Convention ne sont pas remplies[2].
- Sur la compétence exclusive de la Cour de justice, certains tribunaux s'opposent à cet argument relevant que cette exclusivité s'applique aux contentieux entre États.
- La violation du principe de discrimination n'est jusqu'ici pas admise par les tribunaux arbitraux. Sur ce point particulier, la Cour d'appel de Francfort, par un arrêt du 10 mai 2012, relève que le principe n'impose pas d'écarter le TBI mais au contraire, d'en étendre la protection à tous les investisseurs citoyens de l'Union[3].
Ces motifs, plus ou moins pertinents, sont à l'origine de deux offensives de l'Union sur les traités bilatéraux d'investissement.
D'abord l'incompatibilité de l'arbitrage d'investissement entre États membres avec le droit de l'Union (a.), ensuite la politique de suppression de ces accords dans l'espace intérieur (b.).
a. L'incompatibilité des arbitrages entre États membres avec le droit de l'Union
L'incompatibilité de l'arbitrage d'investissement intra-Union peut prendre diverses formes elle peut se mesurer sur la validité de la Convention en elle-même ou au stade de l'exécution. Deux décisions, l'une de la Cour de justice, l'autre de la commission, illustrent parfaitement ces deux conflits.
Dans l'arrêt "Achmea" du 6 mars 2018 la Cour de justice prend le contrepied de l'avocat général, et juge la clause d'arbitrage incompatible avec le droit de l'Union (i.).
Dans sa décision "Nicula", la commission qualifie d'aide d'État une sentence rendue sous l'égide du Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) et enjoint l'État défendeur de ne pas exécuter la sentence (ii.).
i. L'incompatibilité de la clause d'arbitrage contenue dans un traité avec le droit de l'Union.
Dans son arrêt "Achmea", la Cour de justice va analyser le traité d'investissement entre la Slovaquie et les Pays-Bas pour observer l'incompatibilité du traité avec le droit de l'Union.
Cette solution si elle venait à être généralisée présenterait, selon certains auteurs, un risque sérieux quant à la désignation d'État de l'Union Européenne comme siège d'arbitrage d'investissement[4].
Le raisonnement de la Cour du Luxembourg est construit en plusieurs étapes :
- D'abord les juges observent que l'article 8 paragraphe 6, désigne comme droit applicable, le droit en vigueur de la partie contractante concerné ainsi que tout autre accord pertinent entre les parties contractantes. Elle en déduit donc que le tribunal chargé de régler un litige, sur la base de ce traité, peut être amené à appliquer le droit de l'Union Européenne .
- Ensuite, faute de permanence des tribunaux arbitraux, ces tribunaux ne sont pas des juridictions intégrées au système des États membres au sens du droit de l'Union. Ils ne peuvent par conséquent pas opérer de renvoi préjudiciel et ne sont pas des juridictions de l'Union.
- Enfin la Cour note qu'elle est la gardienne de l'interprétation des traités de l'Union. Elle note que le traité prévoit de soumettre les litiges (soumis au droit de l'Union) à un Tribunal qui n'a pas la possibilité de former un renvoi préjudiciel, réserve la possibilité d'organiser la procédure de façon à occulter toute chance de renvoi (en établissant le siège de l'arbitrage en dehors de l'Union) et en tout état cause que le recours à ce mode de résolution des litiges limite le pouvoir de contrôle de la sentence par les juridictions internes.
- Elle en déduit par conséquent que compte tenu des caractéristiques de l'arbitrage prévu par ce traité, l'article 8 du traité porte atteinte aux articles 267 et 344 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne .
Néanmoins, il est remarquable que l'arbitrage commercial, parce qu'il résulte de l'autonomie de la volonté des parties en cause, n'est pas concerné par cette incompatibilité.
En effet, cette situation est différente de l'arbitrage d'investissement dans lequel les parties contractantes sont des États membres de l'Union.
Or ces États, directement parties aux traités constitutifs de l'Union sont tenus par les principes directeurs de l'Union Européenne . Ils sont donc tenus au respect des principes de coopération loyale, de confiance mutuelle et d'autonomie de l'Union européenne.
Il n'y a semble-t-il pas, dans la décision de la Cour de justice, d'invalidité automatique des traités d'investissement intra-européens qui ressorte de la décision.
Pour autant la Commission se charge d'inciter les États membres à faire disparaitre ces traités.
Cette jurisprudence permet en revanche de repérer, au stade de l'exequatur ou de l'annulation, les traités incompatibles avec le droit de l'Union.
Ainsi convient-il de distinguer, au stade de l'annulation, le traitement réservé aux sentences rendues sur le territoire de l'Union de celui réservé à celles rendues sur le territoire d'un État tiers.
En outre, les sentences rendues sous l'égide du CIRDI ne devraient pas être affectées en application de l'article 54 de la convention de Washington.
Néanmoins dans l'affaire "Nicula" la Commission semble estimer que l'application de certaines règles du droit de l'Union justifie qu'une sentence CIRDI ne soit pas exécutée nonobstant l'article 54 de la convention de Washington.
ii. Incompatibilité de la sentence basée sur un traité intra-Union au stade de l'exécution
L'affaire Micula est l'illustration de la divergence de points de vue opposant le droit de l'Union et le droit international public.
Dans cette affaire, la Roumanie était attraite devant un Tribunal arbitral pour avoir, avant son entrée dans l'Union et dans le but d'intégrer l'Union Européenne, cessé ses incitations fiscales en faveur de deux investisseurs étrangers.
Au cours de la procédure arbitrale, la Roumanie et la commission ont défendu que la primauté du droit de l'Union et de ses règles relatives à la concurrence empêcherait la condamnation de la Roumanie.
Le Tribunal a finalement retenu qu'en modifiant volontairement sa législation afin de respecter des règles auxquelles elle n'était pas encore tenue, la Roumanie a violé le traité et doit dédommager les investisseurs.
La sentence est rendue postérieurement à l'intégration de la Roumanie dans l'Union Européenne de sorte que les dommages et intérêts prononcés en compensation de la suppression de l'avantage fiscal constituent une aide d'État selon la Commission européenne (ci après : la Commission).
La Commission, en application du droit de la concurrence, a adopté une décision d'incompatibilité de la sentence avec le droit de l'Union et s'oppose à l'exécution de la sentence.
Cette décision soulève un certain nombre d'interrogations et interroge notamment sur la conséquence d'une telle violation de la convention de Washington à laquelle les États membres sont parties.
b. L'entreprise de démolition des traités bilatéraux d'investissement intra-Union
La commission a adopté une stratégie d'incitation des États membres à la suppression des Traités bilatéraux.
La commission a notamment initié un certain nombre de procédures d'infraction à l'encontre d'États membres afin qu'ils mettent fin à ces Traités en contrariété avec le droit de l'Union.
L'incitation prend aussi la forme d'un dialogue avec les administrations[5] des États membres pour les convaincre de dénoncer volontairement ces traités.
Tous les traités bilatéraux seront sans aucun doute dénoncés d'ici quelques années.
Les efforts de la Commission semblent payer puisqu'une vague de dénonciations s'en est suivie à l'image de la Pologne en 2016[6].
II. Le rapport de l'Union Européenne aux traités d'investissement extracommunautaire
Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l'Union dispose d'une compétence exclusive dans le domaine de la politique extérieure en matière d'investissements étrangers.
Cette compétence donne à l'Union la possibilité de revoir les traités d'investissement existants (i.) et de négocier des nouveaux traités (ii.).
i. La révision des traités d'investissement existants
L'entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009 élargit le champ des compétences exclusives de l'Union, via la combinaison des articles 3, 206 et 207 TFUE, aux investissements directs étrangers.
L'article 3 TFUE dispose que :
"1. L'Union dispose d'une compétence exclusive dans les domaines suivants :
a) l'union douanière ;
[…]
e) la politique commerciale commune.
2. L'Union dispose également d'une compétence exclusive pour la conclusion d'un accord international lorsque cette conclusion est prévue dans un acte législatif de l'Union, ou est nécessaire pour lui permettre d'exercer sa compétence interne, ou dans la mesure où elle est susceptible d'affecter des règles communes ou d'en altérer la portée."
L'article 206 TFUE dispose que :
"[p]ar l'établissement d'une union douanière conformément aux articles 28 à 32, l'Union contribue, dans l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres"
Enfin au terme de l'article 207 TFUE premier point, la politique commerciale commune est fondée " sur des principes uniformes, notamment en ce qui concerne […] les investissements étrangers directs, […]."
Sans demander la dénonciation générale de l'ensemble des traités d'investissement signés par les États membres, la commission a lancé des procédures en manquement contre certains États.
Ainsi la Cour de justice a pu se prononcer sur l'absence de renégociation de traités bilatéraux d'investissement[7].
Ces premiers recours sont néanmoins limités au contrôle d'une clause particulière de libre transfert.
Ces clauses contredisent la compétence du Conseil en matière de limitation des transferts de capitaux entre les États membres[8].
La procédure en manquement aboutit à la condamnation des États membres visés considérant qu'ils ont omis de déployer tous les moyens à leur disposition en vue de mettre un terme à l'incompatibilité.
Cette position symbolise selon certains auteurs, la volonté affichée de l'Union de faire disparaître les traités bilatéraux entre États membres et États tiers de façon à se laisser le champ libre pour la construction de sa propre politique relative aux investissements étrangers[9].
Néanmoins, le règlement (UE) n°1219/2012, montre que l'Union fait preuve de patience sur ce chantier.
Le règlement enjoint les États à transmettre à la Commission l'ensemble de leurs traités d'investissement en vigueur, il précise que ces traités seront maintenus et susceptibles d'être renégociés avec la participation et l'accord de la Commission.
Les traités ne sont pas immédiatement remis en cause mais, au contraire, voués à survivre le temps d'une période transitoire durant laquelle l'Union négociera ses propres accords et construira sa politique de protection des investissements.
ii. La négociation de nouveaux accords relatifs à l'investissement
La prise de contrôle de l'Union dans la matière s'accompagne de changements.
Ainsi les négociations engagées dans le cadre des traités transatlantiques avec les Etats-Unis et le Canada dont certains éléments sont rendus publics permettent d'entrevoir la vision de l'Union.
En plus de sa volonté de préciser certaines notions du droit de l'investissement[10], l'Union se prépare à changer radicalement le mode de règlement des litiges dans le domaine[11].
En effet le mode de résolution des conflits que constitue l'arbitrage est malmené par l'opinion publique qui l'accuse d'opacité, de partialité en faveur des investisseurs et de corporatisme[12].
En réponse, l'Union entreprend dans la négociation de ces traités, de créer une Cour permanente par laquelle des juges permanents régleraient les litiges selon le règlement CIRDI ou CNUDCI.
Pour autant la compatibilité de ce système avec le droit de l'Union Européenne interroge puisqu'il n'est pas certain qu'une telle cour puisse être qualifiée de juridiction au sens du droit de l'Union. Dans la négative la responsabilité de l'union pourrait être engagée.
Cela dit, le caractère permanent d'une telle institution plaiderait en faveur d'une reconnaissance par la Cour de justice à la manière de la solution relative à la cour du Benelux[13].
Encore faut-il préciser que ce ne sont là que des négociations et que nombre de BIT encore en vigueur renvoient toujours à un arbitrage sous l'égide du CIRDI.
[1] Eric Teynier, L'applicabilité des traités bilatéraux sur les investissements entre États membres de l'Union Européenne , dans les cahiers de l'arbitrage volume V - 2010
[2] Gérard Anou ; Les conflits entre le droit de l'Union Européenne et le droit international des investissements dans l'arbitrage CIRDI ; Journal du droit International Clunet n°2/2015 Avril-Mai-Juin 2015
[3] Eureko
[4] Phillipe Pinsolle et Isabelle Michou : Arbitrage : l'arrêt Achmea, la fin des traités d'investissements intra-UE ? ; Dalloz Actualité édition du 19 mars 2018.
[5] Sophie Lemaire, Arbitrage d'investissement et Union Européenne , dans la Revue de l'arbitrage 2016, Volume 4.
[6] Article de presse, Poland wants to scrap investment protection, global investmet protection.
[7] CJUE, 3 mars 2009, Commission contre Autriche, aff. C-205/06 ; CJUE, 3 mars 2009, Commission contre Suède, aff. C-249/06.
[8] Bruno Poulain, Prémices difficiles d'un droit communautaire des investissements internationaux, dans les Cahiers de l'Arbitrage Volume V, P. 373
[9] Arnaud de Nateuil, Droit international de l'Investissement, P. 469
[10] Arnaud de Nateuil, Droit international de l'Investissement, P. 473
[11] August Reinish, The European Union and investor state dispute settlement: From investor state arbitration to a permanent investment court, dans Investor State Arbitration series Paper No. 2 – Mars 2016
[12] Voir presse : George Kahaleh , Rethinking ISDS, Is Investor-State Arbitration Broken?, A Problem in Investor/State Arbitration, dans Transnational Dispute Management.
[13] CJCE 4 novembre 1997, C-337/95 - Parfums Christian Dior v Evora
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